Schoelcher, Delgrès et Sidambarom orphelins.
Messieurs les Présidents de la Région et du Département,
Depuis 1848 nul ne méconnait le nom de Victor Schoelcher. Bien que fermement campé dans l’historiographie des anciennes colonies, il ne saurait cependant, à lui seul, incarner l’odyssée fondatrice d’une communauté, en l’occurrence celle de Guadeloupe. On me pardonnera de focaliser ma préoccupation relative aux « grands anciens » sur le XIXeet l’entame élargie du XXe siècles, car personne ne contestera le fait que, (même si dès le XVIIIe, le compte à reboursde la liberté s’est débloqué au son des canons d’insurgés), l’assiette temporelle de l’émancipation signe le véritable passage à une autre humanitédurant cette période. Exit donc les années postérieures à la seconde guerre mondiale, l’histoire ultra-contemporaine et a fortiori immédiate et je m’en excuse auprès de Gerty Archimède, Amédée Fengarol, Sonny Rupaire, Jacques Nestor et consorts. Exit également le long préalable amérindien, pour cause essentielle d’oralité.
En 2009, en ma qualité de directeur adjoint de cabinet, j’ai proposé à l’exécutif régional, la promotion du nom du héros de 1802 : Louis Delgrès. Et désormais, son buste a rejoint celui de l’initiateur de l’abolition de l’esclavage dans toutes les communes de nos îles. Il fut précédé, avec moins d’emphase, dans l’hommage aux grandes figures de notre passé, par l’opiniâtre juriste défenseur de la cause indienne, Henry Sidambarom.
Usant lucidement du rétroviseur de l’Histoire bornée par la durée durecul réglementaire et l’écho des actualités réminiscentes, il est temps de songer maintenant à compléter cette galerie des « commandeurs » aux Antilles. Nous emprunterons pour cela la méthodologie limpidement résumée par Philippe Cherdieu : « les faits, leur contexte, leur interprétation/extension ». Les faits : l’Européen, le Métis, l’Indien sont entrés avec solennité au panthéon de la Guadeloupe. Cherchez l’absent ! Ne manque-t-il pas, à l’évidence, une culture si dense et singulière à cette mosaïque mémorielle ? En d’autres termes, où est la représentativité négro-africaine ?
Aujourd’hui, le Centre d’expressions et de mémoires, « Memorial Act(e) » impose le tempo en ce qui concerne le contexte. Puisque ce lieu monumental, tout en symbole de lutte contre l’oubli du crime de la traite, n’ambitionne-t-il pas de clore ce chapitre d’un lamento Caribéen.
Qu’avons-nous objectivement en magasin ? Sur quel registre interprétatif s’appuyer afin d’opérer une sélection juste parmi les gloires locales concernées ? Soyons clairs : loin de moi l’idée de prétendre à une exhaustivité, de toute façon utopique. En effet, certains glisseront impérieusement sous mes yeux les « cartes » de Joseph Ignace, l’exalté, la courageuse Solitude ou, à défaut, Palerme, chef nègre des vagabonds rebelles de la Basse-Terre retranchés dans les bois après l’épilogue funeste de Baimbridge et Matouba, d’autres la négresse Gertrude, exécutée, après le verdict de son procès, le 8 février 1822 pour délit d’empoisonnement sur des hommes et des bêtes dans l’habitation Fougières à Petit-Bourg ou le « nouveau libre » Louisy Mathieu, ouvrier typographe anti-esclavagiste devenu brièvement député en 1848, d’autres encore les champions en popularité pendant l’Entre-Deux-Guerres, à savoirGratien Candace, Félix Eboué ou Paul Valentino, d’autres enfin les « jokers » comme Camille Mortenol, dopé par le comité éponyme, Hégésippe Légitimus, qui a fait, en mai 20013, la une de l’Express, Achille René-Boisneuf, pourfendeur inlassable du capital. A mon humble avis, quasiment tous tiennent – à plusieurs titres – le haut du pavé, quand bien même un personnage comme le charismatique sous-secrétaire d’Etat G.Candace risque fort la non éligibilité pour sa bourde de 1940au Parlement en votant – avec son collègue Maurice Satineau- les pleins pouvoirs à Pétain. Même si concernant le « premier rebelle » Ignace, il faut bien reconnaitre que, contrairement à une croyance devenue vérité, son apparence, selon toute vraisemblance historique, était celle d’un « mulâtre » (dixit son contemporain Lacrosse) voire d’un « sang-mêlé à la peau plutôt foncée » (Rolland Anduze), comme son frère d’armes le colonel Delgrès déjà immortalisé.
A moins que l’on ne juge le gouverneur Eboué davantage connecté à de Gaulle, à la Guyane et à l’Afrique où il meurt, et que ses un peu moins de deux ans de tâches accomplies en Guadeloupe ne constituent pas une empreinte suffisante pour un administrateur coopté par le Front populaire ! Enfin, sauf si le cas de l’illustre résistant-dissident créole Valentino, par ailleurs exécutif du conseil général et porte-parole de l’opposition à l’assimilation départementale, nécessitait la sortie d’un carton rouge en raison de ses démêlés avec les communistes, notamment sur le dossier de la société new-yorkaise Olivaria, de ses « manœuvres politiciennes et tripatouillages électoraux » contraires à la ligne SFIO à laquelle il appartenait.
In fine, une triade semble se détacher de ce groupe initial de choc sans qui notre archipel aurait raté le coach de l’appétence démocratique, de la foi républicaine et du tropisme vers la décolonisation, étapes nécessaires à la poursuite de l’affirmation endogène et à l’ouverture du compas des réformes territoriales et institutionnelles : Boisneuf (René Achille dit René-Boisneuf) – Hégésippe Jean Légitimus – CamilleSosthène HéliodoreMortenol. Essayons de les présenter succinctement, en écartant toute velléité d’ Apologia pro vita sua,comme l’aurait énoncél’écrivain Newman.
Fils d’affranchi pour l’un et petit-fils d’une esclave pour l’autre, les deux premiers hommes deviennent, à force de travail et d’intelligence, les fers de lance de la population laborieuse et longtemps écrasée de nos îles. Journalistes (on disait publicistes à l’époque) l’un et l’autre, leur parcours associe bien des similitudes, tout au moins au début. Il coïncide avec l’émergence d’un « socialisme noir » en Guadeloupe (Florent Girard), synonyme de discours radicaux et véhéments contre la classe dominante des « blancs pays » et leurs alliés et suppôts dont la bourgeoisie élitiste mulâtre. Ce courant de pensées éclos sur les bancs du lycée Carnot assure alors la promotion sociale des Noirs, le plus souvent de condition ouvrière.
Je ne vous apprendrai probablement rien en rappelant que ces deux frères ennemis, ténors de la scène politique de la IIIème république, ont vu leur relation bientôt s’enflammer par journaux interposés et batailles électorales féroces. Leur divorce s’inscrira tant en ce qui concerne l’évolution statutaire (déjà à l’ordre du jour !) que s’agissant des choix idéologiques. Pour Achille, l’ « Entente Capital-Travail » d’Hégésippe revient à trahir les idéaux socialistes (ce qui l’amène à créer son propre « parti démocratique »), contrairement à Légitimus, adepte d’une logique économique réaliste dans la conjoncture de crise sucrière encore prégnante. En effet, ce dernier futsouvent décrié pour avoir été complice des maîtres usiniers, en particulier d’Ernest Souques qu’il a soutenu à la présidence du conseil général. En outre, il a joué un rôle non négligeable dans l’élection à la députation du sarthois Gérault-Richard, devenu par la suite un élu sulfureux. Pour Légitimus, mettre en œuvre une assimilation pragmatique dans le cadre colonial va de pair avec l’ascenseur social tandis que pour Achille, la départementalisation est la prochaine étape législative, suggérée dès 1915 avec le martiniquais Lagrosillière. La république française reste cependant, pour ces deux protagonistes, le cadre constitutionnel incontournable des Antilles de demain (en tous les cas à leur époque), et ce n’est certainement pas Félix Eboué qui leur donnerait tort… « Jacobins » de la France des lointains au service des masses travailleuses, ils accèderont, tour à tour, dans une trajectoire fulgurante aux plus hautes fonctions électives : maire de Pointe-à-Pitre, député, président de l’unique assemblée, le Conseil Général.
En définitive, toute cette génération émergente d’orateurs Noirs de grand talent, marque durablement l’évolution politique du tournant des XIXe et XXe siècles. Le sentiment ambiant d’obscurantisme, d’iniquité, voire de déveine à perpétuité, s’estompe grâce en particulier au « Jaurès Noir » comme on surnommait Hégésippe à cette époque, « premier dirigeant nègre que la Guadeloupe ait connu au sortir de l’esclavage » (Jean-Pierre Sainton).
A coté de ces deux grandes pointures, vous n’ignorez pas que Camille Mortenol, officier supérieur de son état, s’apparente à une des vraies « étoiles noires », selon Lilian Thuram). Ce fils d’un couple d’esclaves devenus libres en 1847, affranchi peu de temps avant l’abolition, embrasse la carrière militaire avec brio en se faisant remarquer tant à l’école Polytechnique (par le maréchal Mac-Mahon) que sur le théâtre des opérations à Madagascar puis à Paris surtout (par le général Gallieni), en adoptant face aux offensives allemandes pendant la Grande Guerre un plan de défense anti-aérienne original. Injustement bridé par une hiérarchie incapable de s’émanciper du contexte des pesanteurs raciales d’alors, il ne pourra jamais accéder au grade de contre-amiral. Quoi qu’il en soit, il fait honneur à sa Guadeloupe natale et à la nation à qui il reviendra légitimement un jour d’inscrire à titre posthume, sa candidature à ce rang émérite.
Par delà les sporadiques manifestations de rappel du souvenir, vous comprendrez à présent l’urgentissime exigence de reconnaissance d’héritage et de mémoire vis-à-vis de vos pairs et dépositaires comme Achille Réné-Boisneuf, dont l’indéniable contribution épistolaire à l’histoire institutionnelle a impressionné les professionnels du droit dans les années 1920.
Sans me dérober face au choix cornélien entre les trois pré-sélectionnés, auxquels la légendaire Gertrude se satisferait d’un repêchage pertinent, j’appelle de mes vœux la création d’une commission ad hoc d’historiens, parmi lesquels : Jacques-Adélaïde Merlande, Danièle Bégot, René Bélénus,Raymond Boutin, Jacques Dumont, Josette Faloppe, Jean-François Niort, Frédéric Régent, Jean-Pierre Sainton, Eliane Sempaire. A eux, s’ils en acceptent le principe, et en analystes soucieux de s’évader du protocole compassionnel et de l’écueil de l’anachronisme, d’orienter le choix des décideurs politiques pour désigner le quatrième phare de l’identité plurielle du patrimoine guadeloupéen, avant d’engager la réflexion sur les déclinaisons pédagogique, artistique, logistique et spatiale afférentes à cette démarche résolument équilibrante et progressiste.
Convaincu que cette proposition trouvera intérêt à vos yeux, je vous prie de croire, Messieurs les Présidents, en l’assurance de ma considération la meilleure.
Saint-François, le 1er Septembre 2014
Max ETNA
(Directeur adjoint de cabinet à la Région Guadeloupe 2004-2010, professeur retraité, membre de l’ordre des Arts et des Lettres)