De la naissance à sa mort, l’être humain franchit de multiples étapes et connaît différents états. Le cycle normal est que le bébé devient un enfant, l’enfant un adolescent, l’adolescent un adulte l’adulte une personne âgée. Et au final, l’être humain accède au paradis ou à l’enfer ou au néant suivant ses convictions mais dans tous les cas, il franchit le couloir de la mort. Même si cette évolution se fait naturellement, il n’est pas forcément simple de subir les transformations de son propre corps. Les difficultés commencent à la puberté ; la jeune fille voit ses seins pousser, ses hanches s’élargir, et chaque mois, elle subira cet écoulement sanguin annonciateur de son statut de femme.
Le garçon voit pousser ses poils, il a souvent des points noirs ou de l’acné, sa voix mue et il découvre ses premières érections qui le font accéder au statut de mâle.
Tout ça dans une société protectrice où ces petites femmes et ces jeunes mâles au lieu de quitter le foyer vont vivre encore des années comme des enfants sous le toit familial. Phénomène illustré au cinéma par Tanguy. Dysharmonie entre le corps adulte et l’esprit d’un enfant attardé.
Dans les sociétés traditionnelles, pour assurer la cohésion du groupe social menacé par le bouillonnement désordonné de la jeunesse, des rites accompagnaient le passage de l’adolescent au statut d’adulte. Il s’agissait d’épreuves physiques mais aussi psychologiques qui amenaient par le dépassement de soi dans la souffrance à conquérir fièrement ses galons d’adulte responsable. La violence du rite apparaissait alors comme indispensable pour instaurer l’ordre nécessaire à l’harmonie de la vie sociale. Il convenait de masculiniser l’adolescent, de canaliser ses forces et de l’initier à la vie d’adulte. D’une civilisation à une autre, les épreuves différaient mais toutes comportaient trois étapes : la séparation du groupe, les épreuves et le retour dans le groupe social.
Dans la société occidentale, on a longtemps eu le rite de passage du deuil pour les femmes ayant perdu un parent, le mari ou un enfant. Pendant une année, la femme était exclusivement vêtue de noir et l’année suivante de violet ou de violine, teintes de ce qu’on appelait le demi-deuil. Pour les hommes, le port d’une cravate noire était le signe du deuil. Ces signes impliquaient un respect et une protection de la personne endeuillée et posaient des interdits.
J’ai tendance à voir aussi dans certaines règles du jeu social ou religieux des formes larvées de rites de passage. Ainsi le baptême de l’enfant dans beaucoup de familles peu pratiquantes est plus une cérémonie de présentation de celui-ci dans le groupe social, un rite de passage du cocon familial à un groupe social plus large. De même, la communion solennelle qui se célébrait à l’âge de 12 ans, en robe blanche pouvait être perçue comme un rite de passage de la jeune-fille pure à l’état de femme et de future mère.
Le passage des examens, certificat d’études et brevet, bac ont, me semble-t-il, constitué aussi à leur manière un rite de passage de l’adolescent vers l’état d’adulte responsable. Avec son certificat ou son brevet, le jeune homme était jusque dans les années 60 à peu près sûr de trouver un travail et pouvait dès lors songer à fonder un foyer …après avoir « fait son service ».
Précisément, le service militaire avait la fonction d’un véritable rite de passage avec isolement de la famille et des proches, épreuves physiques et psychiques et retour dans le groupe en fin de période d’un être mûri et aguerri, prêt à faire face à ses responsabilités sociales. Les appelés étaient le plus souvent envoyés loin de chez eux, les intellos étaient mêlés aux ouvriers et paysans dans un brassage social unique, et l’apprentissage des armes et de la discipline, même absurde, soudait le groupe des appelés et plus largement tous les hommes ayant fait « le service ».
Je ne dis pas qu’il faut recréer tout ce qu’on a supprimé. Je ne suis pas nostalgique du passé et ne crois pas à un âge d’or. Je ne porte pas non plus de jugement. Je constate simplement que la cohésion du groupe social est menacée et que cette situation est peut-être en lien avec la suppression des repères et rites de la vie sociale. J’observe aussi que, dans cette société qui n’ose plus fixer plus les règles du jeu social et où règne l’individualisme, de nombreux jeunes éprouvent paradoxalement le besoin de se donner des critères d’appartenance à un sous-groupe fort et riche de ses signes distinctifs. Ils utilisent leur corps comme un lieu de transformation de leur être ; eux que leur famille a protégé de la douleur physique et des risques en tout genre (en commençant par désinfecter leurs biberons puis en les vaccinant…) n’hésitent pas à marquer leur corps, dans des conditions d’hygiène souvent douteuses, de signes comme les tatouages ou piercings. Ils ne reculent pas non plus devant la douleur que ces pratiques peuvent impliquer. La douleur comme le risque pour la santé est pour eux, comme elle l’était dans les rites initiatiques primitifs, incluse dans le processus de transformation. Inconsciemment, ils se livrent à un rite d’accession à un groupe. Mais, contrairement aux rites de passage, ce rituel n’assure pas la cohésion de la société. Il exprime au contraire une défiance envers elle, un refus de s’y intégrer, un rejet de ses valeurs… à moins que ce ne soit le rejet de la perte de ses valeurs.
Au moment où un comité pour un projet de société a été mis en place en Guadeloupe, une réflexion sur ce sujet n’est peut-être pas inutile.
