Un couvre-feu qui échauffe les esprits !
En démocratie, chacun doit pouvoir user des libertés personnelles et publiques reconnues par les textes ou les principes généraux du droit. Si la liberté d’aller et venir, parfois considérée comme la plus importante de toutes puisque sans elle, d’autres libertés publiques, notamment celle de se réunir ou de manifester, ne peuvent pas ou que difficilement s’exercer, il arrive qu’elle entre en conflit avec d’autres libertés ou droits fondamentaux. Une conciliation doit en ce cas être trouvée. Ainsi le droit à rester en vie et le droit de vivre en sécurité ne peuvent être annihilés par la liberté d’aller et venir et de manifester. Il incombe à l’Etat d’assurer l’ordre public et de garantir la sécurité ; cette mission régalienne peut amener le préfet, représentant de l’Etat dans le département, si les circonstances l’exigent et dans des conditions de durée et de lieux limitées au strict nécessaire, restreindre l’usage d’une liberté publique. Un droit fondamental n’est en effet pas un droit absolu.
Les violences urbaines qui ont secoué durablement plusieurs communes de Guadeloupe récemment ont amené des maires, excédés, à réclamer haut et fort au gouvernement un renforcement significatif des forces de police nationale. Le maire de Pointe-à-Pitre, décrivant sa ville comme un véritable coupe-gorges, a fait savoir qu’il présenterait sa démission si les moyens de rétablir l’ordre ne lui étaient pas rapidement donnés.
C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’arrêté préfectoral du 20 avril instituant pour une durée d’un mois renouvelable un couvre-feu pour les mineurs de 20 h à 5 h du matin dans les secteurs de Pointe-à-Pitre et des Abymes les plus touchés par la délinquance. Complétant l’action sécuritaire du préfet, le Conseil départemental, allait voter moins de 15 jours plus tard un plan de cohésion sociale de 10 millions d’euros ayant pour finalité de prévenir la délinquance des mineurs.
Si certains, tel le maire de Pointe-à-Pitre, ont salué la mesure préfectorale comme constituant un 1er élément de réponse, d’autres y ont vu une atteinte excessive et inappropriée aux libertés publiques.
Eternel conflit de valeurs qui peut alimenter de vives et interminables discussions de principes mais qui peut aussi être tranché en droit par le juge administratif saisi sur le fondement de l’article L.521-2 du code de justice administrative. « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…).
Deux recours ont été soumis au juge des référés du TA par deux associations, le Lakou LKP et la Ligue des droits de l’Homme. Ils ont été l’un et l’autre rejetés.
Sur quels éléments de fait le juge s’est-il fondé ? Entre le 1er trimestre 2023 et le 1er trimestre 2024, sur l’ensemble de l’archipel, la délinquance a augmenté de 16 %. Dans les communes de Pointe-à-Pitre et des Abymes, la hausse atteint respectivement 19 % et 26 % ; la part des mineurs mis en cause pour faits de délinquance a crû de 53 % à Pointe-à-Pitre et de 50 % aux Abymes. S’agissant des heures de commission de ces infractions, 42,5 % de celles-ci ont eu lieu entre 20h et 5h du matin au 1er trimestre 2024 alors que pour l’année 2023 ce pourcentage était de 28,7 %. Des chiffres qui donnent le vertige et obligent à agir énergiquement !
On pourra bientôt savoir, l’arrêté prévoyant un bilan un mois après l’entrée en vigueur de l’arrêté, quel a été l’impact du couvre-feu sur les chiffres de la délinquance des mineurs à Pointe-à-Pitre et aux Abymes. Si l’évolution est favorable, comme on peut le penser et l’espérer, il faudra encore s’assurer qu’il n’y a pas eu transfert de la commission des infractions vers d’autres localités et que le rapport mineurs/majeurs délinquants ne s’est pas modifié. Si c’était le cas, le couvre-feu n’aurait été qu’un coup d’épée dans l’eau. Wait and see.